27.

Après le départ du marquis d’O et de Dimitri, Olivier demanda à Le Bègue de s’occuper des obsèques de l’écuyer de M. de Mornay. Le curé de Saint-Merry n’accepterait pas de faire un enterrement religieux à un inconnu du quartier, et comme l’homme n’aurait pas voulu de cérémonie catholique, il serait transporté directement aux Innocents et enseveli dans une fosse non consacrée.

Ils mangèrent ensuite rapidement avant de partir pour la rue de la Croix-Blanche. Le temps était gris et les nuages bas. Ils avaient repris les chevaux à l’écurie du Fer à Cheval.

Le commissaire Chambon ne se trouvait pas chez lui mais son valet leur indiqua qu’il était à la Conciergerie. Ils se rendirent donc dans l’île de la Cité.

L’entrée de la prison se faisait par la cour de mai, la grande cour du Palais. Ils confièrent leurs montures à un gamin et entrèrent par la petite porte qui ouvrait directement dans le guichet et le greffe. Un endroit obscur, à peine éclairé par une fenêtre grillagée aux carreaux épaissis par la crasse et les toiles d’araignées.

Assis sur un banc de bois, des gens attendaient. Une femme portait de la nourriture dans un paquet qui puait affreusement. Un jeune homme serrait contre lui des lettres et des bougies de suif. Il y avait aussi, d’après leur robe et leur chapeau, un greffier et deux marchands. Olivier frissonna en songeant à son séjour dans le cachot aux carcans du Grand-Châtelet.

Nicolas Poulain s’approcha du teneur d’écritures qui tenait à jour le livre d’écrou.

— Nous cherchons le commissaire Chambon.

— Il est occupé, il interroge un prisonnier avec un procureur, répondit l’homme sans le regarder. Attendez sur le banc avec les autres !

— Je n’ai pas le temps d’attendre, je suis lieutenant du prévôt d’Île-de-France. Allez le chercher tout de suite !

Le teneur d’écritures maugréa quelques mots et fit signe à un porte-clefs qui attendait devant une porte.

— Jacques, va chercher M. Chambon. Il est avec les prisonniers du Paradis. Dis-lui qu’on l’attend ici.

Le geôlier parti, Olivier demanda :

— Qu’est-ce que ce paradis ?

— L’un des pires cachots, avec le Grand César et la Chambre du Noviciat. Il se trouve au fond de la tour d’Argent et il est souvent inondé.

Chambon arriva peu après, le visage contrarié d’avoir été dérangé. Mais sa mauvaise humeur s’effaça en reconnaissant Nicolas Poulain.

— Monsieur Poulain, s’exclama-t-il. J’étais avec un procureur du parlement en train de questionner vos deux canailles sur la mort de M. Hauteville. Le commissaire Louchart, qui était chargé de l’enquête pour le Châtelet, avait fait un mémoire au lieutenant civil concluant à un crime commis par des vagabonds qu’on ne retrouverait sans doute pas. Ces pendards doivent le savoir, car ils nient tout et demandent à s’expliquer avec monsieur Louchart. J’envisage donc de les soumettre à la question préliminaire.

— Ils ne nieront plus quand le procureur leur lira ce texte, monsieur le commissaire, intervint Olivier en lui tendant la confession de Salvancy.

En s’approchant de la chandelle du teneur d’écritures, Chambon la parcourut brièvement.

— Qui êtes-vous ? Comment avez-vous eu ce document ? s’enquit-il, suspicieux quand il eut fini sa lecture.

— Olivier est le fils de M. Hauteville. En ce qui concerne cette confession, c’est M. Salvancy qui l’a écrite de sa main, et il n’a pas eu la liberté de nous la refuser, répondit Poulain. Il faudra aussi se saisir de lui, mais à l’heure qu’il est, il s’est certainement enfui, donc ce n’est pas urgent. En revanche, nous devons aller voir quelqu’un d’autre, maintenant.

— Qui donc ?

— Sortons ! proposa Poulain qui jugeait que les gens du greffe en avaient assez entendu.

Dans la cour, une petite pluie commençait à tomber et ils grimpèrent les marches du grand escalier pour se réfugier dans la grande galerie. Une fois à l’écart et à l’abri des oreilles indiscrètes, Poulain lui dit :

— Vous avez lu ce papier. Il s’agit de M. Claude Marteau. Il faut l’arrêter tout de suite, avant qu’il ne soit prévenu.

— Claude Marteau ! Mais il ne va pas se laisser faire ! s’effraya Chambon. Vous connaissez son frère ?

— Oui.

— Vous savez que son beau-père est le prévôt des marchands et le président de la cour des Aides ? C’est quelqu’un de considérable !

— En effet, dit Poulain. Il est donc temps que vous connaissiez la vérité. Il s’agit d’une gigantesque fraude sur la collecte des tailles, et le roi lui-même suit de près cette affaire. Il m’a donné tout pouvoir. M. Hauteville va vous en dire plus.

Olivier expliqua alors au commissaire le travail de vérification des registres des tailles qu’effectuait son père. Ce contrôle, ordonné par le surintendant des Finances, avait été transmis à M. Claude Marteau par M. Séguier. Son père avait terminé un mémoire aboutissant à une mise en cause de M. Jehan Salvancy, l’homme qui venait de rédiger la confession qu’il avait entre les mains. Le mémoire devait être remis à M. Séguier qui ne l’avait jamais eu. Et pour cause, M. Marteau était venu le chercher chez son père… et il l’avait tué à cette occasion.

Olivier montra le fameux mémoire au commissaire.

— À la demande de M. Séguier, j’ai repris ce contrôle. J’ai abouti aux mêmes conclusions que mon père, mais j’ai appris en plus que les sommes détournées étaient en grande partie reversées au trésorier du duc de Guise. Cette fraude sur les tailles finançait la sainte union ! Or il n’est un secret pour personne que M. de La Chapelle a de la sympathie pour cette confrérie, ainsi que pour M. de Guise, de même que son beau-père, M. de Nully, le président de la cour des Aides. Ils sont donc certainement complices. Pour l’instant, je n’ai de preuves que contre M. Marteau, mais s’il parle quand il sera interrogé, c’est toute la sainte union qui sera ébranlée.

— Mais vous ne disposez que de la confession écrite de M. Salvancy ? demanda le commissaire. Et vous me dites qu’il est sans doute en fuite. Il n’y a donc aucun procureur qui ait assisté à son interrogatoire ?

— Aucun ! reconnut Olivier. Seul l’interrogatoire de M. Marteau pourra révéler toute la vérité et les noms des complices.

— S’il nie, je serai dans une situation fort difficile, objecta M. Chambon avec une évidente réticence.

— Il ne niera pas, l’assura Olivier. J’y veillerai.

— Je suis bien obligé de vous faire confiance, soupira le commissaire, après une dernière hésitation.

Après qu’il eut prévenu le procureur de son départ, ils se rendirent rue des Deux-Portes, Chambon porté par sa mule.

Arrivé là-bas, le lieutenant du prévôt expliqua au commissaire qu’il ne les accompagnerait pas, M. Marteau ne devait pas savoir quel rôle il avait joué dans son arrestation, aussi resterait-il en bas à garder les montures. Cette nouvelle manœuvre surprit et tracassa encore plus le commissaire qui allait se retrouver seul avec Hauteville et ce brigand gascon qui les accompagnait pour accuser une personne d’une importance considérable.

Le concierge qui les reçut leur désigna une banquette de bois dans l’entrée et, avec insolence, leur demanda d’attendre. Cubsac l’interrompit très vite en sortant sa dague et en lui ordonnant de les conduire auprès du contrôleur général des tailles.

Ils forcèrent ainsi la porte de la chambre où le financier travaillait avec un secrétaire. Avec la faible pluie qui tombait, la cheminée fumait et l’une des fenêtres, celle du fond, près du lit, avait été ouverte pour aérer.

M. Marteau resta paralysé de stupeur, puis de peur, en voyant entrer deux hommes avec des épées en main et le commissaire Chambon qu’il connaissait. Cubsac s’approcha du secrétaire, qui s’était levé et, le saisissant par sa robe, il le bouscula vers le lit.

Olivier fit signe au concierge de rester près du secrétaire avant de s’approcher de Marteau. Chambon était prudemment resté près de la porte, ne voulant pas trop s’impliquer si l’affaire tournait mal.

— Monsieur Marteau, vous êtes venu voir mon père en janvier accompagné d’hommes de main de M. Salvancy. Vous l’avez assassiné ainsi que ma gouvernante et mon valet. J’ai ici une confession complète de M. Salvancy. J’ai aussi le mémoire que vous avez volé à mon père après l’avoir occis. M. le commissaire Chambon dispose des aveux de vos complices MM. Valier et Faizelier. Aujourd’hui, il est temps de vous repentir, car je suis venu pour régler tous les comptes que j’ai avec vous.

À ces mots, Marteau était devenu livide, il balbutia :

— Vous… Vous inventez, mon garçon ! Ce ne sont que… des fariboles ! Vous n’avez pas le droit d’entrer ainsi chez moi… je vais appeler…

Olivier s’avança vers lui, la pointe de l’épée en avant. Il lui donna un léger coup de taille au cou, juste au-dessus de sa fraise blanche qui se teinta de rouge.

— Par là, lui dit-il en le forçant à se lever pour se diriger vers la fenêtre ouverte.

En même temps, Cubsac avait serré le secrétaire et le concierge entre le lit et l’armoire, et les empêchait de bouger en les menaçant de son épée.

— Monsieur Marteau, poursuivit Olivier, nous allons vous garrotter pour vous conduire auprès du Grand prévôt de France. Si vous ne vous laissez pas faire, je vous tuerai. J’en ai le droit. C’est le prix du sang et je n’attends que ça.

Claude Marteau eut un regard de terreur et bredouilla, une main contre la plaie de son cou :

— Savez-vous qui je suis ! Savez-vous… de quelle famille je suis ? Vous ne pouvez rien contre moi ! Si… Si vous me touchez, mon frère me vengera. Soyez raisonnable ! Votre père est mort… vous ne pouvez rien y changer. C’est pas moi… c’est Valier… Rejoignez-moi… Je ferai votre fortune… Je vous obtiendrai une charge éminente dans l’administration de la ville.

De grosses gouttes de sueur tombaient sur son épaisse barbe et sa fraise rougie.

Avec la pointe de son épée, Olivier le poussa plus loin que la fenêtre, contre le mur où se dressait la cheminée.

C’était une très large fenêtre. Il regarda en bas dans la rue. Nicolas Poulain était là. Il lui fit signe que tout se passait comme prévu.

— Monsieur Marteau, êtes-vous prêt à nous suivre sans protestation ou devons-nous vous ficeler comme un chapon ? Je peux vous assurer que vous ne devez pas espérer de secours. Je viens de faire signe à des officiers du prévôt qui nous attendent en bas.

Terrifié, Marteau opina, espérant seulement que dans la rue, il trouverait un moyen d’ameuter ses voisins.

Olivier se tourna alors vers les domestiques.

— Votre maître est un criminel qui sera roué en place de Grève. Nous allons l’emmener. Restez ici sans bouger et sans appeler. Sinon, nous reviendrons vous chercher et vous finirez aussi sur la roue. Cette porte ferme-t-elle à clef ? leur demanda-t-il en désignant la porte d’entrée et après avoir vérifié d’un coup d’œil circulaire qu’il n’y avait pas d’autre passage dans la chambre.

— Oui, monsieur, répondit le concierge en déglutissant.

— Où est la clef, monsieur Marteau ?

En vacillant, complètement blême, la main tremblotante, le contrôleur des tailles désigna sa table de travail. Olivier se retourna et se dirigea vers le meuble afin de prendre la clef.

Après coup, bien sûr, il se reprocha d’avoir promis à M. Marteau d’être roué. Le contrôleur des tailles en avait certainement été terrorisé. Avoir bras et jambes brisés plusieurs fois à coups de barre de fer et rester à agoniser durant des heures était une mort affreuse.

Il y eut un grand fracas et Olivier se retourna : la fenêtre était grande ouverte et Marteau avait disparu. Le commissaire Chambon se précipita en même temps que lui.

— Je l’ai vu sauter, je ne pouvais rien faire, il était trop loin ! fit-il d’une voix affolée.

Ils se penchèrent. Déjà un attroupement se pressait autour du corps fracassé de Marteau. En bas, Nicolas leva les yeux vers eux et secoua la tête de droite à gauche. Le contrôleur général s’était brisé la tête en tombant.

— Allons-nous-en ! décida Olivier.

Il fit signe à Cubsac, saisit la clef et ils sortirent tous trois en verrouillant la porte derrière eux.

Ils descendirent rapidement l’escalier jusqu’à l’antichambre. La porte d’entrée était grande ouverte. Sans doute valets et servantes venaient d’être avertis du drame.

Olivier fit signe à Poulain de les rejoindre et ils s’éloignèrent avec leurs montures.

Peu de temps après, ils se retrouvèrent chez François d’O à qui Olivier fit un bref compte rendu de l’échec de l’arrestation.

— Décidément, monsieur Hauteville, vous jouez de malchance, aujourd’hui ! ironisa le marquis. Nous ne connaîtrons donc jamais les complices…

Après un temps de réflexion, il ajouta :

— … Mais ce n’est peut-être pas plus mal. On ne pourra pas nous reprocher que Marteau se soit donné la mort, et cela évitera une enquête et un procès qui auraient provoqué bien de l’agitation. En revanche, monsieur Hauteville, méfiez-vous désormais de M. de La Chapelle. Je crains qu’il ne vous en veuille.

Le marquis d’O se rendit au Louvre le soir même. Il fut publiquement complimenté par le roi pour avoir conservé Caen au royaume. Pour tous les courtisans, il était rentré en grâce et, sous peu, les Guise l’accuseraient d’être un renégat. Plus tard dans la soirée, le roi le reçut dans sa chambre avec Pomponne de Bellièvre, le surintendant des finances. O leur raconta alors par quels moyens des gens de la Ligue parisienne avaient détourné les tailles au profit du duc de Guise. Hélas, l’argent était désormais dans les poches des Lorrains et il ne pouvait le faire rendre. Mais dès cette année, le rendement des tailles serait amélioré de plusieurs centaines de milliers de livres ! C’était une consolation.

En quittant Paris, M. de Mornay, sa fille, Caudebec, et le capitaine qui les avaient accompagnés, se rendirent au château de Scipion Sardini.

M. de Mornay donna au banquier les neuf cent mille livres de quittances, mais celui-ci lui signala que, si elles portaient bien la signature de M. Salvancy, il y manquait le sceau du receveur pour qu’il puisse les payer.

Cassandre sortit alors le sceau qu’elle avait fait graver à partir de l’empreinte du cachet volée chez le receveur. Elle demanda de la cire et scella toutes les quittances devant le banquier.

Mornay demanda cent mille livres en pièces et le reste sous forme de billets à ordre au nom de Henri de Bourbon, roi de Navarre. Le banquier n’ayant pas assez d’écus au soleil, il compléta son compte en pesant le poids d’or correspondant avec plusieurs monnaies étrangères : des doubles ducats à quarante livres onze sous tournois, des nobles à la rose d’or valant juste cent sous, des philippus portugais et enfin des ducats d’or à quatre livres dix sous. Le tout fut rangé dans plusieurs sacoches[65].

Après un voyage sans histoire, M. de Mornay retrouva le roi à Nérac, trois semaines plus tard. Henri accola son ami avec effusion en se découvrant si riche. Il jeta aussi un regard quelque peu paillard sur Cassandre, qu’il n’avait jamais remarquée, mais l’expression sévère de son vieux compagnon lui fit comprendre qu’il devrait se contenter de la Belle Corysande[66]. Au demeurant, l’air désespéré de Cassandre ne l’aurait guère incité au badinage.

À la fin du mois de mai, et après un procès rapide devant la chambre de la Tournelle, MM. Valier et Faizelier furent condamnés pour l’assassinat de M. Hauteville, de sa gouvernante et de leur valet. En chemise et à genoux, la corde au cou, tenant une torche de cire ardente de deux livres à la main, après avoir été battus et fustigés de verges – suivant la formule consacrée –, ils firent amende honorable devant la maison de leur victime. Ils déclarèrent alors se repentir et demandèrent pardon à Dieu, à la justice et au roi. Après quoi, on les conduisit à la Croix-du-Trahoir où ils eurent la main droite coupée par l’exécuteur de la haute justice avant d’être pendus et étranglés.

Le commissaire Chambon ne retrouva pas Jehan Salvancy qui avait disparu avec son épouse. Seuls ses serviteurs, désespérés, étaient encore dans sa maison. Le peu de biens qu’il avait laissés, essentiellement de la vaisselle et des draps, fut saisi et donné en dédommagement à Olivier Hauteville, ainsi que les rentes de l’Hôtel de Ville qu’il possédait. En revanche, sa terre fut attribuée à la couronne.

Avec la mort de Claude Marteau, et comme le marquis d’O s’en doutait, il fut difficile pour la surintendance des Finances d’établir toutes les complicités qui avaient participé à la fraude sur les tailles. Ceux qui furent accusés se défendirent de leur bonne foi, d’autres, surtout des trésoriers et des receveurs, ne furent même pas inquiétés. Protégés par leur président, M. de Nully, les conseillers de la cour des Aides chargés d’enquêter n’avançaient qu’avec une grande lenteur et une excessive prudence, aussi, avant de rentrer à Caen, le marquis d’O proposa au roi de faire cesser la procédure et d’accorder à tous les trésoriers une abolition de leurs larcins contre une somme forfaitaire de deux cent mille écus. Le roi mit en place cette mesure en mai, ce qui lui rapporta finalement deux cent quarante mille écus. Soit presque ce que M. de Mornay avait emporté.

Jamais le grand économique ne mérita mieux son surnom !

M. de Cubsac avait finalement rejoint la maison du marquis d’O et se morfondait à Caen. Or, à la fin du mois de mai, le marquis apprit que, par un arrêt du grand conseil, M. Montaut, un des quarante-cinq, avait été décapité pour avoir tenté d’obtenir vingt mille écus d’Henri III par tromperie. Il proposa alors au roi de remplacer M. Montaut par M. de Cubsac, un Gascon on ne peut plus fidèle qui était à son service.

M. d’Épernon, chef effectif des quarante-cinq, et M. de Montpezat, leur capitaine, ayant accepté, M. de Cubsac rentra à Paris sans cacher sa satisfaction. Certes, O perdait un serviteur fidèle, mais il gagnait un homme qui serait à toute heure près du roi et qui pourrait l’informer de ce qui se tramait à la cour.

Nicolas Poulain continua à participer aux réunions de la Ligue, mais celles-ci furent de moins en moins fréquentes. De semaine en semaine, le roi cédait sur tous les terrains devant le duc de Guise, et une insurrection des Parisiens contre lui n’était plus nécessaire. Même l’achat d’armes s’interrompit et on ne le convia plus guère aux réunions.

Olivier s’inscrivit finalement comme avocat à la cour des Aides malgré l’opposition de son président. François d’O n’avait pas renouvelé sa proposition de le prendre à son service, devinant que la relation qui s’était nouée entre Olivier et Cassandre ne lui permettait pas de s’assurer de la fidélité du jeune homme.

Les mois d’avril et de mai furent calamiteux pour Henri III et pour son royaume. L’armée du duc de Guise prit Épernay, puis occupa Toul et Verdun. Seul Metz résista, solidement défendu par des troupes du duc d’Épernon. Le duc de Mayenne saisit facilement Dijon et Mâcon, et Elbeuf occupa une partie de la Normandie. Le duc d’Aumale ravagea la Picardie avec une horde de gueux et de canailles, massacrant et pillant fermes et châteaux. Si, au début, il ne s’attaqua qu’aux huguenots, très vite sa bande de brigands se livra aux pires atrocités et saccages auprès de toute la population, quelle que soit sa religion, pillant même églises et monastères. À son sujet, on ne parla plus de gentilhomme mais de genpillehomme.

Seul le Midi parvint à résister à l’offensive ligueuse. À Marseille, les ligueurs ne purent se rendre maîtres de la ville que le consul voulait livrer aux Lorrains. Bordeaux resta dans le giron du roi et le duc de Joyeuse tint solidement Toulouse. Les gouverneurs de Provence, du Languedoc et de Guyenne restèrent fidèles. Mais il est vrai qu’en Languedoc le duc de Montmorency soutenait les huguenots, et que le gouverneur de Guyenne était Henri de Navarre !

Pour éviter cependant que son fils ne se retrouve prisonnier dans un territoire qui, de l’Orléanais à la Champagne et de la Bourgogne à la Picardie, était presque entièrement tenu par les ligueurs, Catherine de Médicis, après avoir joué durant des mois un double jeu avec le duc de Guise qu’elle avait secrètement soutenu, avait entamé avec lui des négociations. Feignant d’accepter les discussions, le Balafré, qui voulait surtout gagner du temps pour renforcer ses troupes, la promena de ville en ville sans respecter les rendez-vous qu’il lui proposait. La seule consolation de la reine mère fut la confidence du cardinal de Bourbon qui lui avoua en sanglotant regretter de se voir embarqué dans ces choses-ci.

Finalement les véritables tractations commencèrent en juin. Le duc, qui attendait une nouvelle armée de lansquenets, se sentait en telle position de force qu’il posa sur la table des demandes exorbitantes.

Les Lorrains revendiquaient des places de sûreté et des gouvernements. Le cardinal de Bourbon souhaitait Rouen, Guise voulait Metz, Toul, Verdun et Châlons, Mayenne exigeait toutes les grandes villes de Bourgogne qu’il n’avait pas encore, et Aumale réclamait toute la Picardie. Enfin les ligueurs entendaient être eux-mêmes chargés de chasser l’hérésie de France et escomptaient bien s’enrichir à l’occasion des pillages de cette nouvelle croisade.

Début juillet, un accord fut finalement signé à Nemours par Catherine de Médicis et le duc de Guise. Sans argent, affaibli par les trahisons, refusant l’appui proposé par le roi de Navarre, le roi capitula et se soumit à presque toutes les exigences qu’on lui imposait.

Henri III rencontra Henri de Guise à Saint-Maur et s’efforça de lui faire bon visage en acceptant d’extirper l’hérésie. Le 18 juillet, comme le parlement refusait d’enregistrer l’arrêt signé avec la maison de Lorraine, Guise contraignit le roi à tenir un lit de justice pour imposer cet enregistrement à ses magistrats.

Cet arrêt prévoyait que tous les précédents édits de pacification et de tolérance signés avec les protestants étaient abolis. Seule la religion catholique, apostolique et romaine serait autorisée dans le royaume, le culte protestant étant interdit. Les pasteurs huguenots devraient quitter la France et les protestants abandonner leurs places fortes. La guerre reprendrait avec Navarre s’il refusait la conversion. Il serait alors déchu de ses droits à la couronne.

Le roi en avait pleuré.

« Ils veulent ma couronne et ma peau ! » avait-il dit à Villequier.

Lucide sur les mauvais choix qu’on lui imposait, il déclara au cardinal de Bourbon qu’en signant les précédents édits de pacification, il avait agi contre sa conscience et sa religion, mais pour le bien de son peuple, alors qu’en venant au Palais publier le traité de Nemours, il agissait certes selon sa conscience de catholique, mais il ruinait son État.

À la fin du mois de juillet, le duc de Guise s’installa à Montereau. Mayenne se rendit à Dijon pour préparer la campagne qu’il mènerait en Gascogne et en Poitou contre les protestants. Il disposait déjà de cinq mille hommes d’infanterie et d’un millier de cavaliers qu’il compléta par des compagnies de sauvages albanais et de reîtres. Avec cette formidable armée, il jura à son frère qu’il raserait les villes protestantes, occuperait leurs places fortes et se saisirait du Béarnais.

Henri de Navarre apprit avec stupeur les termes du traité de Nemours. Il avait toujours espéré que le roi ferait alliance avec lui contre les Guise, et il découvrait que son beau-frère devenait son ennemi. On raconte que la moitié de sa moustache avait blanchi en quelques heures quand il avait connu la nouvelle.

Pourtant, M. de Mornay lui assura que tout cela n’était que comédie et que sous peu le roi reprendrait langue avec lui, car en vérité Henri III n’avait cédé qu’en apparence, et ses vrais amis l’encourageaient à la lutte.

Ainsi, Agrippa d’Aubigné déclara dans ses mémoires :

« Le roi se rendit par force ennemi des Bourbons et des réformés, et se couchant par peur d’être abattu, se fit chef de ses ennemis pour donner par le dedans le premier branle de leur destruction. »

Henri III avait toujours paru lunatique à ses sujets, passant sans raison du mysticisme à la débauche, faisant succéder des périodes d’élaboration de justes lois pour le royaume à de dévotes retraites où il se faisait flageller. Mais après le traité de Nemours, il parut se complaire dans les grandioses mascarades, des activités de découpage ou de dressage de chiens. Il se passionna même pour un nouveau jeu, le bilboquet, alors que son royaume se désagrégeait.

Ainsi l’ambassadeur de Savoie nota dans sa correspondance : la cour s’affaiblit tous les jours. Tous les vieux capitaines appointés s’en vont vers Guise.

Une anagramme apparut en ville sur des placards affichés par les ligueurs :

HENRI=H RIEN

Le duc de Guise en vint peu à peu à penser qu’il était inutile de faire disparaître un roi si fol s’il pouvait facilement le gouverner à son gré. D’autant qu’il cherchait lui aussi à éviter la confrontation, car après avoir perdu l’argent des tailles royales, il n’avait plus les moyens de faire la guerre. Certes, il avait reçu en mai cinquante mille écus pistolets espagnols[67], mais cet argent n’avait fait que solder une partie de ses dettes et comme il l’avait avoué une fois à Catherine de Médicis : je ne peux rien décider seul.

Car le roi d’Espagne était son maître.

Le Lorrain n’attacha pas trop d’importance à la liste des nouveaux chevaliers du Saint-Esprit reçus le 31 décembre 1585, en l’église des Grands-Augustins de Paris. Parmi eux, il y avait François d’O, premier gentilhomme de la chambre, son frère Jean d’O, seigneur de Manou, capitaine des cent archers de la garde du corps du roi, et François du Plessis, seigneur de Richelieu, Grand prévôt de France.

Il fut cependant plus surpris quand François d’O entra au conseil royal et reçut la charge de gouverneur de Paris occupée jusque-là par son beau-père, M. de Villequier.

Il ne se douta pourtant jamais que, depuis des mois, le roi portait un masque comme le lui avait appris Flaminio Scala, le chef de la troupe des Gelosi. Sous ce masque, personne ne devinerait qu’il allait entreprendre la reconquête de son royaume.

La suite de ce roman s’intitule :

La guerre des amoureuses

Les rapines du Duc de Guise
titlepage.xhtml
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_000.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_001.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_002.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_003.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_004.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_005.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_006.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_007.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_008.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_009.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_010.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_011.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_012.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_013.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_014.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_015.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_016.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_017.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_018.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_019.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_020.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_021.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_022.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_023.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_024.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_025.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_026.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_027.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_028.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_029.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_030.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_031.htm
Aillon, Jean d'-[La guerre des trois Henri-1]Les rapines du duc de Guise(2008)_split_032.htm